“Trois fois rien”, ou comment le “syndrome” de l’imposteur transforme les réussites pro en accidents

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Muriel Lecouey
Issue d’un master en Management de l’Entreprise Innovante, à la fois managée et manageuse, je cherche à comprendre les méandres du travail.
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On a tous ce.tte collègue qui, lorsqu’un projet est félicité, se volatilise plus vite qu’un budget formation en fin d’exercice, ou répond : “oh, c’est trois fois rien”. Pourquoi tous ? Parce que le fameux “syndrome” de l’imposteur peut toucher plus de 60 % de la population. Sauf si vous bossez dans une entreprise exclusivement peuplée des 40 % restants (ce qui serait un exploit statistique), il y a de fortes chances que vous en croisiez tous les jours. Côté management, mieux vaut en être conscient : on valorise un livrable, et non un ressenti. Sinon, on finit avec des pépites invisibles et des pipelettes convaincues d’être des génies.

Un peu de théorie et un exemple bien concret

Comme pour tous les biais cognitifs, la première étape pour s’extirper de leur mécanisme, c’est de prendre conscience de leur existence. C’est très utile pour soi-même en tant que salarié (eh oui, vous n’êtes pas à l’abri de faire partie des 60 %), mais aussi en tant que responsable d’une équipe.

Le "syndrome” de l’imposteur, un comble​

Ironie du sort, celui qui soufre du “syndrome” de l’imposteur n’est pas le lambin qui s’attribue le mérite du projet. Non, c’est l’autre. Le bosseur qui a des difficultés à reconnaitre ses qualités, qui ne s’attribue pas les bons résultats, pourtant indéniables, de son travail.

En un mot, il se perçoit comme illégitime. Se vivant comme une fraude, il craint d’être démasqué. Il interprète ses réussites comme des coups de chance ou les attribue à des facteurs sur lesquels il n’a pas de prise. Pour certains, ce sera un état de fait continuel, quand d’autres le ressentiront par épisode.

Pourquoi “syndrome” entre guillemets ? Parce qu’on parle d’un biais psychologique, pas d’une maladie, mais l’expression est passée dans le langage courant. Ce sont les psychologues Pauline Rose Clanse et Suzanne Imes qui ont étudié le phénomène les premières, en 1978. Elles ont détecté certains facteurs à l’origine de cette sensation : culture, éducation, environnement stéréotypé.

Afin de s’approprier un concept, rien de mieux pour le rendre concret que de l’illustrer par une histoire vraie.

L’histoire édifiante de Rosalind Franklin

Une illustration de Rosalind Franklin générée par IA

L’histoire professionnelle de Rosalind Franklin est l’illustration parfaite d’une trop modeste dont le travail a été invisibilisé.

Les recherches de cette physicochimiste dans les années 50 ont été cruciales pour la compréhension de l’ADN. Un détail ? Pas vraiment. Or, pendant trop longtemps, sa contribution aura été minimisée. Il est aujourd’hui admis que d’autres scientifiques auront tiré toute la couverture à eux, œuvrant même à discréditer sa personne.

Bien sûr, on replace l’histoire dans son contexte : les années 60, où les contributions des femmes scientifiques étaient couramment sous-valorisées. Évidemment, il faut blâmer le comportement des malotrus ayant invisibilisé ses recherches, mais ce qui est intéressant pour notre sujet, c’est la réaction — ou plutôt l’absence de réaction — de Rosalind.

Isabelle Châtaignier, professeur en art oratoire, décrypte la passivité de Rosalind dans son excellent podcast Pas convaincue.

Cela dit, méfiance : si l’idée que le syndrome de l’imposteur serait une « affaire de femmes » a circulé un temps, on sait aujourd’hui que les hommes en sont tout autant victimes. Peu importe le secteur ou le poste, personne n’est vraiment épargné. Mais alors, quels signaux devraient alerter un manager ?

Portraits des talents qui se sous-estiment

Les profils : 4 tempéraments, même malaise

Le Perfectionniste a pour mantra « Pas parfait, pas validé. » Atteindre 99 % de ses objectifs, c’est échouer. Une virgule de travers, un détail raté, et c’est la catastrophe. Plutôt que de savourer ses réussites, il s’autoflagelle et remet systématiquement en question ses compétences.

Pour L’Expert, ne pas tout savoir, c’est être nul. Avant de se lancer dans un projet, il doit avoir TOUT assimilé – quitte à passer sa vie en formation. Il refuse de candidater à une offre s’il ne coche pas toutes les cases et évite de poser des questions en réunion, de peur qu’on découvre son ignorance fatale (qui, bien sûr, n’existe que dans sa tête).

Le Soliste : demander de l’aide ? Impensable. Il considère que s’il ne peut pas tout faire seul, c’est qu’il n’est pas à la hauteur. Pour lui, s’appuyer sur les autres revient à signer son propre arrêt de mort professionnel.

Pour le Superman / Superwoman, travailler plus dur que tout le monde est son mode de survie. Il doit exceller partout : au boulot, en famille, en société. Il se surcharge, refuse de ralentir et flirte dangereusement avec le burn-out.

Les comportements : deux stratégies, même impasse

En entreprise, au moment de s’atteler au travail, ces personnes vont entrer dans un schéma de comportements : le cercle de l’imposteur.

Le cercle du syndrome de l'imposteur en infographie

Première option, la surpréparation. Le ou la salarié.e perçoit la nouvelle mission comme un risque de se faire démasquer. Il va alors se surinvestir pour éviter que cela se produise. Résultat : il réussit, bien sûr. Mais au lieu d’y voir la preuve de ses compétences, il met son succès sur le compte de ce temps de travail démesuré. À force, il s’épuise professionnellement, rincé par une exigence qu’il s’impose seul.

À l’opposé, il y a la procrastination. Que l’on pourrait ainsi résumer : “je me saborde délibérément, si la mission réussit, c’est bien la preuve que ce n’est que de la chance”. Moins fatiguant que la première stratégie, certes, mais tout aussi dangereuse, car elle peut remettre en question la pertinence de la personne à son poste et mettre à mal sa relation avec ses collègues. Un comble, pour un.e salarié.e qui a toutes les compétences requises !

Le rôle du manager face au sentiment d’illégitimité

L’enjeu est clair pour un manager : mettre ces salariés compétents en situation de réussite et les préserver du burn-out.

Plus sournois, il s’agit aussi de réunir dans son équipe les bonnes personnes, indépendamment de leur propre perception d’elles-mêmes. On en vient au point délicat : comment s’assurer que ces talents, qui se sous-estiment, ne soient pas éclipsés par des cuistres ? Oui, ces collègues moins scrupuleux qui s’attribueront les mérites du bon travail fourni à leur place.

Recrutement : traquer la compétence, pas le bagou

Le recrutement est un exercice en soi. Il s’agit pour le candidat de faire la preuve de sa compétence pour un poste donné, et ce, en très peu de temps. Et quand on se sent illégitime, difficile d’avoir l’attitude conquérante attendue en entretien.

Comme le souligne Nicolas Galita dans Le recrutement ne s’improvise pas : “Être candidat n’est pas un métier.” Autrement dit, un excellent candidat ne fait pas forcément un excellent salarié… et inversement. Certains brillent en entretien, d’autres — parfois bien plus qualifiés — s’y prennent les pieds dans le tapis. Et pourtant, en tant que manager, ce qui vous intéresse, c’est leur performance une fois en poste.
Pour ne pas les écarter, il est préférable d’objectiver l’évaluation des candidats.

Quelques bonnes pratiques à intégrer :

  • Des entretiens basés sur des faits, pas sur du feeling, avec la méthode STAR (Situation, Tâche, Action, Résultat)
  • Tester les compétences avec des mises en situation réelles plutôt qu’une avalanche de questions abstraites, avec la MRS (Méthode de Recrutement par Simulation)
  • Adopter la méthode des entretiens structurés

 

Souvenez-vous de cette phrase de Darwin : “L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance.” Elle illustre parfaitement l’effet Dunning-Kruger : les moins compétents ont tendance à se surestimer, tandis que les plus qualifiés doutent d’eux-mêmes.

Manager équitablement

Maintenant que vous avez le mode d’emploi du « syndrome » de l’imposteur, il ne reste plus qu’à s’en servir. L’observer, c’est bien. Agir, c’est mieux. Laisser des collègues compétents se noyer dans leurs doutes, c’est non seulement un risque pour leur bien-être, mais aussi une perte de talent pour l’entreprise.

Au quotidien sur le terrain

Dès que vous repérez le déclenchement du cycle infernal, que ce soit en mode procrastination ou surcharge de travail, intervenez. Pas en mode gourou du développement personnel, mais en remettant simplement les choses à leur place : avec transparence et compréhension.

  • Un perfectionniste en surchauffe ? Rappelez-lui que « bien » vaut souvent mieux que « parfait ». Suggérez une deadline raisonnable et tenez-lui la bride s’il essaie de tout refaire trois fois.
  • Un procrastinateur stratégique ? Amenez-le à verbaliser ses blocages. Il vous parlera de manque de temps, de complexité de la tâche, mais ce sera souvent une peur de l’échec bien déguisée. Démystifiez, dédramatisez et proposez-lui un plan d’attaque.

Le projet est une réussite et le collègue nie son propre succès ? Rendez à César ce qui appartient à César. Félicitez-le directement, annoncez les bons résultats de ce travail aux équipes, coupez l’herbe sous le pied aux opportunistes qui s’approprient le travail des autres.

Lors des entretiens

Un bon one-to-one est un espace parfait pour aborder le sujet du “syndrome” de l’imposteur avec un collègue. Vous pourrez confirmer ou infirmer votre pressentiment, et lui renouveler votre confiance en ses compétences.

Quant aux entretiens annuels, ils sont des moments propices pour une rétrospective : évaluer les livrables de la période passée, auditer la montée en compétence, échanger sur les ressentis. C’est l’occasion d’un exercice très instructif : demandez au collaborateur de s’autoévaluer sur ses compétences, faites votre propre évaluation de son travail, puis comparez lors du point. Spoiler : il sous-estime sûrement ses capacités.

Pour aller plus loin